J’ai repris du poids. On m’a dit Bravo bravo. C’est vrai, ça ne se voit plus trop. T’es toute mimi. Oh, oui, j’ai bien grossi. Tu es presque guérie ! Youpi, je me suis dit, à bas l’anorexie.
Je ne dis plus non à un resto. J’ai mangé des kilos de pâtes carbo. Un verre de rosé ? Bien sûr, je dis, et je tends mon gobelet. Je n’avais plus envie d’y penser. Tu es guérie. Plus de maladie. Un week-end chez des amis ? Oui oui oui ! Sans rien préparer, sans rien refuser, et sans hésiter. Non, non, je n’ai rien compté. A bas les calories. J’ai même cuisiné. Tu es toute jolie, ma chérie. Je me suis resservie. Tu as de la marge, toi. A bas l’anorexie ! Tout ça c’est du passé, et droit devant pas de maladie : voilà ma nouvelle vie.
Je ne vous ai même pas écrit.
Pourtant, je sais, je vous l’avais promis.
Vous, vous m’avez beaucoup écrit.
Vous avez réclamé ! A juste titre pardi !
Je me disais : plus tard, plus tard. Là tu vis. L’anorexie c’est fini. Profite, poupée, tu l’as bien mérité. Tu as bien travaillé pour ta santé, maintenant tu peux te laisser aller.
Et puis quelle énergie ! L’anorexie, c’est bien fini.
Sauf que.
Sauf que, voilà… j’ai merdé.
Je suis seule ici. 48 heures, toute seule dans la maison de vacances de mes parents. Isolée. Pas de net. Pas de téléphone. Pas d’ordi. Seule ici. Alors j’ai réfléchi.
J’ai pris le temps de me poser.
De me poser.
Pour me reposer.
Dieu merci.
Je suis épuisée.
En fait, c’est comme si j’avais été assommée.
J’ai perdu un round clé. Par KO. Sans lutter.
Je suis restée sur le pavé.
Rétamée.
Putain, je me suis battue des mois entiers ! Je l’avais butée ! La dernière fois que je l’avais regardée, c’était sûr, je l’avais tuée. Elle gisait, là, ensanglantée. Crevée, la saleté. Anorexie ! Je l’avais tuée !
J’ai envie de crier.
Ca ne finira donc jamais ?
Dès que j’ai eu le dos tourné, elle s’est relevée. Discrètement, évidemment. Je n’ai rien vu, rien entendu. Elle ne s’est surtout pas montrée cette fois-ci. Elle a adopté une nouvelle stratégie. Elle s’est tapie, comme une souris.
Elle m’a laissée manger. Elle m’a laissée croire que tout était fini.
Putain les filles, j’ai maigri.
Pas tellement.
Mais ca ne m’était plus arrivé depuis des mois entiers.
Surtout, je suis tellement fatiguée.
Aujourd’hui j’enchaîne les hypoglycémies.
J’ai bien merdé, ça oui.
Pourtant, j’ai mangé. Comme jamais.
Mais ce que je ne vous ai pas dit. Ce que je ne me suis pas dit, c’est que
J’ai nagé
J’ai marché
J’ai très peu dormi
Je suis beaucoup sortie
Je ne me suis jamais posée
Gymnastique
J’ai beaucoup conduit
J’ai très peu dormi
Gymnastique
Ici ou là j’ai dû sauter un repas
J’ai eu froid
Je suis encore sortie
J’ai dansé
J’ai un peu fumé
Parfois picolé : ça faisait des calories
Alors j’ai dansé
Vous voyez, elle n’était pas tout à fait partie. Mais pas le temps d’y penser : je suis sortie.
Gymnastique
Je me suis grillée : pas besoin de compter, je savais bien que j’allais tout dépenser.
Pas besoin de me peser. Je le savais.
J’ai frotté, j’ai astiqué, j’ai nettoyé, des après-midis entiers.
C’était enfoui.
Je suis sortie.
Je sentais la fatigue arriver. Vite, gymnastique pour l’oublier.
Je suis sortie.
Et puis…
Ici j’ai été obligée de penser.
Avant ma série d’hypoglycémies, je ne vous aurais sans doute pas écrit.
Sauf que j’ai été durement frappée, et que je suis tombée.
J’ai mal.
J’ai mal.
Je viens encore de manger : ma tête tournait.
J’ai mal au ventre.
Je m’en veux d’avoir autant mangé.
Je m’en veux d’avoir autant bougé.
C’est à nouveau tout embrouillé.
J’ai mal.
Mais je ne vais pas pleurer.
Je me suis trainée jusqu’à ce cyber-café. Je vous ai écrit. Puis je vais rentrer. J’ai 110 ans. Je vais me reposer.
Et plus jamais je vais cesser de penser.
Promis.
On n’est jamais guérie.
Je vais me reposer. Demain je me relèverai. Encore plus forte.
Je vais retourner sur le ring. Je vais me bagarrer. Et continuer à gagner.
Mais putain, quelle saleté.